Sur cette butte, les Vélib’ descendent, mais ne remontent jamais ! Sous un ciel plus immense qu’ailleurs, on se perd dans les escaliers, on savoure les placettes et les cafés. Incontournable figure de l’encyclopédie des Arts, Montmartre révèle sous son côté carte postale la douceur de vivre d’un vrai village. Montmartre, petit paradis de Paris ?
Les murs rouges de ma librairie ? s’exclame Marie-Rose Guarnieri, mais c’est la couleur de la Butte ! Celle de la passion, la naissance du cabaret, la Commune, les débuts de l’art moderne avec Picasso, Max Jacob, et même l’écharpe d’Aristide Bruant sur son affiche ! » C’est dans un souffle, que la créatrice du prix littéraire Wepler, celui de “l’audace contemporaine”, en association avec la célèbre brasserie de la place Clichy, où Céline fait démarrer Voyage au bout de la nuit et où Henry Miller a écrit Jours tranquilles à Clichy, raconte son Montmartre. « Une bulle douce à vivre, un Paris à la campagne », évoque de son côté la créatrice de bijoux Emmanuelle Zysman, qui aime à se perdre dans les rues au charme mystérieux d’Orchampt ou de l’Armée d’Orient. Alors Montmartre, Butte des mauvais garçons ou village bucolique ? L’architecte Nathalie Régnier qui a élu domicile avenue Junot, “le VIIIe de Montmartre” en rachetant l’atelier de Françoise Gilot, une des muses de Picasso, pose un regard professionnel et enchanté sur son quartier. « J’adore son mélange d’architecture vernaculaire, de posthaussmannien et surtout de maisons très Art déco avec leurs toits en terrasses. Un style à la Mallet-Stevens qui s’est curieusement très bien marié avec les maisons pittoresques. Les diamants de notre rue ? La maison du poète Tristan Tzara commandée à Adolf Loos et la Villa Léandre anglo-normande. Par contre des escaliers entiers sont aujourd’hui privatisés, avec digicodes. Que de détours ! » Escaliers haïs, escaliers chéris, on les aime au printemps, leur point de vue sur un Paris en tranches entre deux immeubles, le lierre qui grimpe sur les cours à chaque palier, le ciel étoilé sur les pavés de l’escalier de la rue du Chevalier-de-la-Barre, on est moins sensible à leur charme lorsque l’un des deux funiculaires est en panne, c’est-à-dire le plus souvent. « Grâce à la Butte, j’ai les meilleurs fessiers de Paris », se gargarise le dessinateur Jul, auteur de Silex in the City qui vit à Pigalle, mais travaille près de la place Dalida, « c’est un quartier de bouquetins, de dahus », s’amuse-t-il. Stéphane Vatinel, directeur de La Machine du Moulin Rouge, ex-Loco, confesse son penchant pour « l’escalier très raide, presque livré avec échelle de corde qui mène au café Le Rendezvous des Amis, sa récompense ». « Montmartre ce n’est pas pour les paresseuses », renchérit le blog Lavieenrose qui distingue à la station Abbesses, la plus profonde de la capitale, les autochtones des touristes, entre ceux qui prennent l’ascenseur et ceux qui attaquent benoîtement les marches. « A Montmartre, quand vous ne voyez pas le bout d’un escalier, ne l’empruntez pas ! » La colline sur laquelle est bâtie Montmartre – d’anciennes carrières de gypse – est le point culminant de Paris. Par train ou par avion, on aperçoit la basilique du Sacré-Coeur immaculée aux airs romano-byzantins. Depuis le succès du film Amélie Poulain, elle se partage les touristes avec le café des Deux Moulins – désormais sans tabac et pourvu de chaises de jardin roses – et l’épicerie Collignon. Une “Amélipoulainisation” qui a fait fuir le dessinateur Nicolas de Crécy. Pour d’autres cela n’a rien changé, sauf les prix qui grimpent. Montmartre mélange depuis toujours vrais artistes attirés par sa bohème festive, et créatifs. « Pour faire son marché enchanté aux Abbesses, il faut avoir les moyens, corrige Emmanuelle Zysman. C’est dur de résister, il n’y a que d’excellents commerçants, rue Lepic, à prix explosifs ! » Il suffit de compiler les quatrièmes de couverture de Libé pour comprendre que tout le monde du cinéma et de la télévision hante la Butte. « Avec le boom immobilier des années 1990, les petits immeubles ont été restaurés et les minisurfaces réunies pour en faire de beaux espaces lofteux. Sur les tables des cafés-tabacs les plus anonymes, type Nazir, se réunit désormais le dimanche matin une faune branchée qui compte toujours son lot de journalistes, d’écrivains et de producteurs », raconte Eric Landau, créateur de la galerie W. « Ici les stars sont anonymes, personne ne les importune », sourit-il. Progressivement les boutiques de chaîne remplacent les drogueries et comme la circulation est coupée le dimanche, « Le samedi, cela devient Saint-Germain, le lendemain, le Marais », déplore et se félicite à la fois le patron du Chinon. Une seule nuisance saisonnière : les touristes ! Mais là aussi, pour Jul, « On peut tout à fait vivre normalement sur la Butte si on sait éviter les rues radioactives, à savoir les artères à touristes, la place du Tertre et les safaris-touristes qui vous arrêtent sans cesse parce que vous faites typiques avec vos fillettes ! » « Une place du Tertre comme fabriquée, faux vieux Paris », raconte Salomé Lelouch, qui a longtemps pensé « que ce n’était pas un vrai village, mais quelque chose d’un peu sclérosé, idéalisé ». Entre le cabaret Au Lapin Agile, la Maison Rose, aujourd’hui restaurant, peinte par Utrillo, les ailes du Moulin de la Galette qui abritent la maison de Claude Lelouch, flotte encore un air de Poulbot, mais sérigraphié sur des tee-shirts fluo ! Modigliani au Bateau-Lavoir, cela semblerait presque irréel si les endroits ne portaient pas de petites plaques commémoratives, ici l’appartement de Toulouse-Lautrec, là l’atelier de Picasso. « Les grands artistes du tournant du XXe ne traînaient qu’ici », raconte Stéphane Vatinel. « Montmartre c’était l’avant Montparnasse des années 1920 », explique Eric Landau. Aujourd’hui il ne reste qu’un cinéma, le mythique Studio 28 que décora Cocteau « où l’on vient déguster la pellicule » et des théâtres. Mais c’est entre Pigalle et Blanche, « le Montmartre du spectacle » comme l’appelle Guy Balensi du Trianon, où est né au Moulin Rouge le scandaleux quadrille devenu french cancan, que cela bouge. Le Printemps de Bourges projette d’y organiser des rencontres l’an prochain. « Dans ce quartier très interlope, on se sent un peu comme des cultureux de la nuit », explique Julien Bassouls des Trois Baudets qui souffle cette année sa première bougie et près de trois cents concerts depuis sa réouverture. Alors la vie à Montmartre ? Il y a ceux qui craquent comme Alexandre Gilbert, directeur de la très rock et cinéma galerie Chappe, qui critique « parfois les murs en papier, les fanfares, la promiscuité » et ceux pour lesquels « c’est la province à Paris ». Montmartre, le dépaysement, toujours.